Huile sur toile.
Dimensions : 250 x 150 cm.
Notre tableau en pied de Louis XIV en costume royal est une réplique réalisée vers 1702 du tableau commandé au peintre Hyacinthe Rigaud (1659-1743) par le monarque en 1701, devenu son portrait officiel accroché dans le salon d’Apollon utilisé comme salle du trône au château de Versailles, et conservé aujourd’hui au musée du Louvre[1]. Il est en tout point très proche stylistiquement et matériellement de la réplique exécutée pour Philippe V en 1701[2], destinée à Madrid mais qui reste à Versailles. Elle est aujourd’hui accrochée dans le salon d’Apollon, là où se trouvait la version du Louvre jusqu’à son départ à la Révolution[3].
Ce portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud est une œuvre iconique, symbole de la royauté. Si les copies gravées ou peintes, notamment réduites au buste ou à mi-corps, sont légion, les exemplaires de qualité en pied, sont, eux, rarissimes.
Puissance de l’image
Notre tableau impressionne par la puissance de son image. Le roi en majesté est peint en pied et de trois quarts. Il est vêtu du manteau de sacre, d’azur à lys d’or, doublé d’hermine et il porte l’épée de Charlemagne. Il s’appuie sur son sceptre posé sur un coussin près de la couronne. Son visage est marqué par le passage du temps (il a soixante-trois ans contrairement à ses jambes sveltes et élancées, certainement d’invention, mais qui font, entre-autres, référence à sa jeunesse de danseur)[4].
Le décor, le rideau de pourpre à ramages, l’estrade, le trône, la double colonne en marbre ornée d’un bas-relief figurant la déesse Thémis, participe au vocabulaire du portrait d’apparat et fait de cette œuvre une figure intemporelle de l’absolutisme.
Le Roi, Rigaud et les Noailles, des liens privilégiés
Cette rare réplique en pied du tout début du XVIIIe siècle est non seulement de qualité exceptionnelle, mais aussi de provenance admirable, puisqu’ayant appartenu à la famille Noailles. Notre tableau est attesté dans les collections d’Adrien Maurice de Noailles (1678-1766) fils d’Anne-Jules de Noailles (1650-1708), tous deux pairs et maréchaux de France, proches du roi Louis XIV, de madame de Maintenon et du peintre Rigaud, ce qui en fait une provenance d’exception. Anne-Jules de Noailles est l’un de plus importants généraux de Louis XIV « il plaisait au roi par son extrême servitude » selon Saint-Simon peu flatteur[5]et reste un personnage considérable de la cour jusqu’à sa mort en 1708.
En 1700, il accompagne Philippe V, petit-fils de Louis XIV jusqu’à la frontière espagnole pour son installation sur le trône d’Espagne. Il est également un courtisan assidu de madame de Maintenon qui a insisté pour que le roi pose pour Rigaud[6]. Nous savons aussi que Rigaud a fait le portrait d’Anne-Jules de Noailles et que le duc sera le témoin majeur du peintre sur le projet de contrat de mariage de 1703 avec demoiselle Marie Catherine Chastillon. Le Roussillon réunit également le duc et l’artiste, l’un étant gouverneur général de la province, et l’autre intégré dans la noblesse du Roussillon en 1709. Les liens d’Anne-Jules de Noailles avec le Roi et Rigaud sont donc historiquement avérés et il est fort probable que le maréchal ait pu commander directement à Rigaud une réplique d’atelier du portrait du roi en pied. Il en est de même pour son fils Adrien Maurice de Noailles qui épouse en 1698 Françoise Charlotte d’Aubigné, la nièce et héritière de la marquise de Maintenon, épouse secrète de Louis XIV, qui reçut une dot considérable de 800 000 livres. Rigaud fera également son portrait, tableau qui est mentionné dans le livre de comptes du peintre en 1711 au titre de copies[7]. Membre du conseil de Régence de Louis XV en tant que président du Conseil de finances, il sera nommé maréchal de France en 1734 et décédera en 1766. L’inventaire de succession de l’hôtel particulier parisien d’Adrien Maurice de Noailles[8] rue Saint-Honoré mentionne notre portrait de Louis XIV peint par Rigaud auprès d’autres portraits du même peintre comme le portrait du Grand Dauphin (1697), celui du duc de Bourgogne (1702-1704) et celui du duc d’Anjou (1701)[9] dans un remarquable rassemblement dynastique. Celui-ci aurait ensuite été envoyé au château de Mouchy-le-Chatel, propriété de Philippe de Noailles[10], fils cadet d’Adrien Maurice.
[1] Huile sur toile. Paris, musée du Louvre. Inv 7492
[2] Huile sur toile. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et Trianon. Inv MV 2041. Inv 7494
[3] Sous la direction d’Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud ou le portrait soleil, Éditions Faton, 2020, p 364
[4] Saint-Simon vantait la beauté des jambes du monarque en sa jeunesse.
[5] Georges Martin, Histoire et généalogie de la Maison de Noailles, 1993, p.41
[6] Correspondance générale de Mme de Maintenon par Théophile Lavallé, 1886, p 416 : Lettre 131 au comte d’Ayen, 11 mars 1701. (…) Nous sommes ravis de ce qui nous revient de votre roi ; il est aimé tendrement ici. Je travaille pour lui envoyer le portrait qu’il m’a ordonné de lui faire faire. Voici deux après-dîners que je reviens de Saint-Cyr pour obliger le roi à se faire peindre. La goutte est venue à notre secours, et sans elle nous ne l’aurions pas tenu trois ou quatre heures.
[7] Joseph Roman, Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud, Paris, Laurens, 1919, p.160
[8] Construit à la fin du règne de Louis XIV et démoli en 1829, résidence pendant tout le XVIIIe siècle de la branche aînée de la famille de Noailles. Acquis en cours de construction en 1712 par la duchesse de Noailles, son fils Adrien Maurice s’y installa avec son épouse Françoise d’Aubigny et termina les travaux qui donnèrent à l’édifice son aspect définitif, les travaux s’échelonnant de 1715 à 1717, cf article d’Alexandre Pradère publié dans le Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 2010
[9] Archives nationales MC/RS//969 [Minutes et répertoire du Notaire Pierre-Louis Laideguive, 1761-1770] – Archives nationales (Paris). Inventaire après décès d’Adrien Maurice, duc et maréchal de Noailles, ministre d’État, en son hôtel, rue Saint-Honoré, à Paris. – 30 juin 1766
[10] Nous observerons que Philippe de Noailles possédait en outre deux portraits par Rigaud, celui du sculpteur Desjardin et celui de sa femme Marie Cadesne, saisie révolutionnaire An VI (1798), Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon et Caen, musée des Beaux-Arts
Il est donc normal que cette grande famille de la haute noblesse française ait possédé dès le XVIIIe siècle un portrait en pied du roi Louis XIV de l’atelier de Rigaud sous la direction du peintre, tenant compte de la double proximité des Noailles avec le Roi et avec Rigaud. Il pourrait s’agir d’un cadeau du roi que l’on ne retrouve pas dans les livres de comptes de Rigaud[11] pour honorer ou récompenser la famille Noailles ou bien d’une commande directe d‘Anne-Jules de Noailles ou de son fils Adrien-Maurice auprès de Rigaud et plus vraisemblablement une commande d’Anne-Jules tenant compte des liens très resserrés avec Rigaud vers 1702, tableau ensuite transmis par héritage à son fils.
Le « jumeau » de la version conservée au château de Versailles
Nos recherches, auprès du centre d’imagerie du C2RMF, auprès des archives familiales et auprès des Archives nationales concernant à la fois la provenance et la matérialité de l’oeuvre nous montrent que nous sommes en présence d’une réplique et non d’une copie des bâtiments du roi. Nous pouvons donc attribuer le tableau à l’atelier de Rigaud comme la version conservée au château de Versailles, les deux provenant de « La Fabrique Rigaud ». Comme pour la réplique de Versailles, le visage n’a pas été peint d’après nature contrairement au tableau du Louvre où le visage du roi, beaucoup plus long et linéaire, est peint sur une petite toile incrustée dans la grande; comme les tableaux du Louvre et de Versailles, notre version se compose de deux lés de toile assemblés par une couture que le peintre s’est efforcé de décaler vers la droite afin de ne pas altérer le visage du roi[12]. La toile et la mise en oeuvre de notre tableau font de notre exemplaire le « jumeau » de la version conservée au château de Versailles. Il est remarquable par son bon état de conservation et son caractère illusionniste très poussé, par la virtuosité du dessin des tissus, le velouté de la main si propre à Rigaud et la fraîcheur des couleurs avec très peu de repeints. La physionomie du roi est très proche de celle du tableau conservé à Versailles, notamment au niveau du visage et de la perruque et le travail est particulièrement remarquable dans le manteau du sacre avec l’aspect très tactile de la fourrure. Par ailleurs, le rendu des textiles est dans un beau travail, « comme si on était dans la pâte », sans aucune sécheresse, y compris dans la tenture du fond, travers que l’on peut souvent constater dans les copies.
Notre tableau, comme le tableau conservé à Versailles, n’est pas signé contrairement à celui du Louvre, considéré comme l’original qui est signé et daté[13]. Il n’est pas non plus mentionné dans les livres de comptes de Rigaud contrairement aux deux versions certaines du Louvre et de Versailles qui indiquent « qu’elles sont de même grandeur »[14].
Il est d’ailleurs notable de préciser que si notre tableau présente aujourd’hui un format plus petit que les formats des tableaux du Louvre et de Versailles (250 x 150 cm au lieu de 277 (276) x 194 cm), il était à l’origine certainement de format identique à celui des deux oeuvres de référence, comme on peut le voir en particulier avec la main de justice à gauche du tableau qui a été tronquée. On ne peut imaginer une réplique de cette qualité du portrait du roi sans ce regalia qui traduit le pouvoir judiciaire, la main de justice devait certainement être présente sur le tableau.
La réduction du tableau a sans doute eu lieu pendant la Révolution, la toile ayant pu être découpée au niveau de son châssis et roulée pour être envoyée dans un dépôt à Beauvais comme l’indiquent les saisies révolu-tionnaires de Mouchy précisant en fin de vente qu’aucun tableau n’a été vendu, les toiles ayant été envoyées au dépôt à Beauvais pour statuer sur leurs sorts[15]. La réduction apparaît donc comme un atout d’authenticité et un témoignage des turbulences qu’a pu connaître le tableau à l’époque révolutionnaire. C’est probablement à cette époque également qu’il perd son cadre d’origine qui est remplacé par un cadre Restauration après la restauration du tableau au château de Mouchy documentée en 1836[16], cadre doré monumental qui accompagne toujours l’oeuvre aujourd’hui.
Notre réplique qui sort de l’atelier de Rigaud, de provenance Noailles, est une rare image de Louis XIV vers 1702 dans un si bon état. Elle apparaît bien comme une très belle oeuvre de grande qualité qui reprend le vocabulaire des deux versions des musées du Louvre et de Versailles et est particulièrement très proche de celle de Versailles. Exceptionnel tableau sur le marché de l’art, il est une redécouverte majeure et le fruit d’une réhabilitation exemplaire.
Emmanuelle Le Bail, avec les contributions de Jérôme Cortade et Quentin Bonnefoy sous la direction de Tarik Bougherira
[11] Hyacinthe Rigaud, l’homme et son art, la catalogue raisonné, Arianne James-Sarazin, éditions Faton, 2016, p 259 : Louis XIV offre à Pierre de Toullieu son médecin son portrait par Rigaud (aujourd’hui conservé au musée des beaux-arts de Tours Inv. :1868-3-8 ; 1m48 sur 1m10, atelier de Rigaud), seule mention portée à notre connaissance d’un cadeau du roi de son portrait en costume royal.
[12] Sous la direction d’Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud ou le portrait soleil, Éditions Faton, 2020, p 364
[13] À mi-hauteur à gauche : peint par Hyacinthe Rigaud 1701 et dans un repli de la fourrure à la jonction du tapis à gauche : Hyacinthe Rigaud
[14] Joseph Roman, Le Livre de Raison du peintre Hyacinthe Rigaud, Paris, 1919, p.8516
[15] Archives de l’Oise 1Q2 /3089, 30 frimaire an 3e. Vente mobiliaire à Mouchy la Réunion, maison de Philippe de Noailles. In fine, dans le compte-rendu de la vente : (…) exception néanmoins la batterie de cuisine, les matelats, les livres de la bibliothèque, et les tableaux qui ne sont point repris au présent procès-verbal pour satisfaire aux réquisitions et aux arrêts du Comité de Salut Public, cy-devant dattés, lesquels effets seront enlevés et conduits à Beauvais pour être déposés à l’administration du district et être employés ainsy qu’il en sera ordonné (…)
[16] Note manuscrite de restaurations faites en 1836 aux tableaux appartenant à la vicomtesse de Noailles, archives privées de la famille Mouchy
Contribution complémentaire : Ariane James-Sarazin
Les circonstances de la commande du portrait de Louis XIV en grand costume royal
Considéré par André Félibien en 1663 comme l’exercice le plus redoutable auquel un artiste puisse être confronté, le portrait du roi se doit en effet de représenter, selon la formule consacrée par l’historien Ernst Kantorowicz, ses deux corps, le physique et le symbolique, sa lettre et son esprit, son incarnation transitoire et son idéal intangible. Plus encore que son protecteur Charles Le Brun (1619-1690) qui avait non sans bonheur, toujours selon Félibien, relevé le défi, Rigaud réussit à imposer avec son Louis XIV saisi dans toute l’étendue de sa majesté, c’est-à-dire entouré des emblèmes – appelés, par contamination avec l’usage anglo-saxon, « regalia » – de son autorité absolue, un modèle insurpassable qui s’imposa aux générations suivantes de chefs d’État, et ce quel que soit leur régime politique, du Premier Empire à la Ve République jusqu’à Georges Pompidou.
Les circonstances qui présidèrent à la commande, puis à l’exécution et à la livraison du portrait de Louis XIV en grand costume royal par Rigaud sont bien connues. L’artiste n’en était pas pour autant à son premier coup d’essai avec le roi, puisque tout porte à croire qu’il réalisa, de son propre chef et d’invention, c’est-à-dire sans avoir bénéficié de séances de pose et en s’inspirant, pour le visage du moins, d’images antérieures créées par d’autres, deux autres effigies du souverain, l’une en 1691 et l’autre en 1694 (1). Obéissant toutes deux à un parti pris martial, elles semblent avoir connu un succès certain, notamment la seconde, puisque l’empressement du public força le jeune peintre à s’entourer pour l’occasion de sept collaborateurs. La Cour et les proches du roi ayant largement contribué à cet engouement soudain, gageons qu’en 1700, Rigaud, alors tout juste reçu à l’Académie, n’était plus un inconnu pour Louis XIV, et ce d’autant qu’il venait de s’attirer en 1697, coup sur coup, les suffrages du Grand Dauphin, peint jusqu’aux genoux (2) et du prince de Conti qui lui avait commandé une spectaculaire effigie de « neuf pieds de haut » en pied, cuirassé, botté et drapé dans un manteau doublé d’hermine, que portait avec déférence un petit « Maure » marchant sur ses pas (3). Ainsi, lorsque, avant de se séparer de son petit-fils, Philippe d’Anjou (1683-1746), promis à la couronne d’Espagne, Louis XIV exprima à la fin de l’année 1700 le désir de fixer ses traits et de le faire représenter investi de sa nouvelle autorité, son choix rejoignit-il celui de son entourage immédiat en se portant sur le Catalan (4). Le jeune roi d’Espagne tint à répondre à l’initiative de son grand-père en demandant à son tour à Rigaud d’exécuter, en pendant et en parallèle à sa propre effigie, un portrait de Louis XIV, dont il pût disposer à Madrid. Louis XIV complut à son petit-fils et opta pour une attitude en costume d’apparat, mais le portrait, commencé en mars 1701 et achevé en janvier 1702, séduisit tant la Cour et son modèle qu’il fut décidé de le garder à Versailles – c’est la version princeps conservée aujourd’hui au Louvre –et d’en faire réaliser par Rigaud une réplique au format pour l’Espagne, qui finit, elle aussi, par demeurer en France – c’est la réplique conservée depuis le XVIIIe siècle à Versailles sous le n° d’inventaire MV 2041 – et à laquelle on substitua un Louis XIV en armure (5), plus adapté au contexte chahuté de l’accession au trône d’un prince des lys en Espagne.
Pour un personnage aussi illustre que le roi de France, la ressemblance la plus exacte devait être recherchée afin que ses traits puissent être reconnus et identifiés par-delà les siècles : paupières tombantes, peau flasque et légèrement coupe rosée des bajoues, bouche rentrée depuis l’ablation des dents de 1696, profonds sillons de part et d’autre du nez et aux commissures des lèvres, double menton, Rigaud n’omit rien de la décrépitude royale dont son confrère Antoine Benoist (1632-1717) nous livre par le procédé plus cru de la cire un autre témoignage quasi contemporain (6).
Ce sentiment de vérité qui caractérise la tête tranche avec l’irréalisme des jambes fermes et musclées, certainement imaginées en atelier, bien que Saint-Simon nous assure de la beauté des jambes du monarque, du moins dans ses jeunes années où il fit particulièrement montre de ses talents de danseur. L’attitude crâne, une main sur la hanche, l’autre appuyée de façon assez désinvolte sur le sceptre renversé, qui va de pair avec le jeu de jambes en ciseaux, a été souvent comparée avec raison au Charles Ier à la chasse (7) de Van Dyck (1599-1641), l’un des maîtres admirés par Rigaud, même si elle puise à une longue tradition depuis la Renaissance. Quant au cadre cérémoniel qui tient ici autant du lit de justice que du sacre et combine des éléments disparates, issus volontairement de plusieurs traditions (soq, épée de Charlemagne, main de justice et sceptre d’Henri IV, couronne personnelle de Louis XIV, courtes culottes bouffantes et bas de soie blanche de chevalier novice du Saint-Esprit et grand collier de l’Ordre, allégories du courage et de la justice, colonnes jumelées, trône, galerie, dais, etc.), Rigaud n’en est pas l’inventeur, mais il conféra à la formule une efficacité telle qu’elle en vint, parmi tous les portraits de Louis, à être la plus reproduite, à en juger par le nombre considérable de versions, en pied, à mi-corps, en buste, réduites à l’ovale, avec ou sans variantes, parvenues jusqu’à nous.
Originaux, répliques, copies
La notion d’originaux ou de répliques – qui sont, contrairement aux copies, élaborées dans l’entourage direct et sous la supervision du maître – ne s’applique que partiellement aux portraits du XVIIe siècle, dans lesquels les contemporains ne recherchent généralement pas en priorité la preuve matérielle de l’intervention autographe de leur créateur. La plupart du temps, l’image reproduite, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un très grand personnage dont on veut acquérir le portrait pour affirmer aux yeux de tous le respect et l’hommage qui lui sont dus, l’emporte sur l’oeuvre elle-même. Dans le cas de Rigaud, les choses se compliquent encore un peu plus : conformément à la hiérarchie héritée de la Renaissance, l’invention, c’est-à-dire l’idée de la composition, fruit de l’esprit, revient au maître, qui peut déléguer à ses assistants l’exécution de tout ou partie, produit avant tout de la main. Il arrive ainsi très souvent qu’une commande soit dans sa version princeps le résultat du travail conjoint de Rigaud et d’un ou de plusieurs de ses collaborateurs – l’exemple le plus célèbre est d’ailleurs le portrait de Louis XIV en grand costume royal de 1701-1702 conservé au Louvre –, tandis que des répliques, confiées à l’atelier, peuvent faire l’objet de quelques retouches correctives ou de parfait achèvement de la part de Rigaud… L’essentiel pour le client est que la toile sorte de la « maison Rigaud » et porte ainsi son sceau, ce qui a amené Emmanuel Coquery (8) à comparer, fort pertinemment, le fonctionnement de l’atelier du maître avec celui que nous connaissons aujourd’hui dans la haute couture.
Si l’atelier eut sa part dans la duplication du portrait de Louis XIV en grand costume royal, livrant, selon les livres de comptes de l’artiste, pas moins de cinquante-six répliques jusqu’en 1721, la direction des Bâtiments joua un rôle non négligeable tant en France, auprès des corps constitués du royaume (parlements, cours souveraines, académies, collèges, universités, municipalités, etc.), afin de rendre métaphoriquement présent le roi en tous lieux et de suppléer à son absence physique, qu’à l’étranger pour contenter les cours et leurs ambassadeurs. François Albert Stiémart (1680-1740), qu’a étudié Guillaume Glorieux (9), domina pendant plusieurs décennies ce petit monde de copistes, la demande se maintenant bien au-delà de 1715 et de la mort de Louis XIV, jusqu’aux années 1720-1730.
L’estampe prit aussi le relais. Le 20 août 1713, le jeune Jean Marc Nattier (Paris, 1685-Paris, 1766), fils d’un des collaborateurs de Rigaud, reçut 500 livres du roi pour avoir exécuté un dessin d’après le tableau de 1701, destiné à servir de modèle pour une gravure qui fut confiée à Pierre Drevet (1663-1738).
Dans le cas qui nous occupe, l’identité du propriétaire, un Noailles, soit un particulier (et non un corps constitué), membre éminent de la plus haute noblesse de Cour, qui pouvait s’enorgueillir d’être non seulement très proche du monarque, mais encore d’avoir soutenu dès son arrivée à Paris, voire promu le talent de Rigaud, milite en faveur d’une exécution par l’atelier du maître plutôt que par l’un des copistes du Roi.
Les liens entre Rigaud et les Noailles
Comme nous l’avons montré en 2016, les Noailles font partie, au même titre que le clan Colbert, des premiers et fidèles protecteurs sur lesquels Rigaud put compter durant toute sa carrière. Cela n’est donc pas un hasard si l’on trouve leurs deux patronymes réunis au bas du contrat de mariage entre le peintre et Mademoiselle Chastillon en 1703. Dans le cas des Noailles, les fonctions de gouverneur d’Anne-Jules, puis de son fils Adrien-Maurice en Catalogne du Nord jouèrent un rôle déterminant dans cette relation nouée très tôt, puisque le premier membre de la famille peint par Rigaud l’a été dès 1690 en la personne de Louise-Anne de Noailles, marquise de Lavardin. Suivront ses frères, Jean-François, marquis de Noailles en 1691, Louis Antoine, cardinal de Noailles en 1697, Anne-Jules, maréchal duc de Noailles en 1691, qui posa à nouveau en 1693-1695, ainsi que l’épouse de celui-ci Marie Françoise de Bournonville en 1692. À la génération suivante, on dénombre Adrien-Maurice et son épouse, en 1711-1712, son secrétaire particulier, Laurent Ozon, en 1720, « citoyen noble de Perpignan » comme Rigaud, mais aussi le beau-frère d’Adrien-Maurice, le marquis de La Vallière, en 1700-1702, ainsi que leurs cousins, Emmanuel Henri de Beaumanoir en 1699 et le duc de Chaulnes en 1707, époux de Marie Anne Romaine de Beaumanoir (10).
Ajoutons enfin que Philippe de Mouchy (1715-1794), duc de Noailles était l’heureux propriétaire de deux authentiques portraits de Rigaud, l’un représentant le sculpteur Martin Desjardins (11), l’autre son épouse, Marie Cadesne (12), sans que l’on sache réellement comment il en fit l’acquisition.
La réduction à la Révolution
La mutilation dont a été victime la toile nous paraît revêtir une signification symbolique extrêmement forte : faire disparaître la main de justice, c’est exprimer qu’au prétendu arbitraire royal, les révolutionnaires veulent substituer la seule voie/voix qu’il juge légitime, celle d’une justice populaire.
Notes
(1) Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, respectivement n° *P.267, p. 95 et n° *P.382, p. 131-134.
(2) Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° *P.549, p. 183-186.
(3) Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° *P.515, p. 171-173.
(4) Huile sur toile, 1700-1701, H. 2,30 x L. 1,94 m, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV 8493. Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° P.743, p. 246-248 :
(5) Huile sur toile, 1701-1702, H. 2,38 x L. 1,49 m, Madrid, Museo nacional del Prado, inv. P02343. Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° P.774, p. 262.
(6) Cire, marbre, plâtre, textile, oeuf pilé, cheveux, vers 1705, H. 0,85 x L. 0,71 x ép. 0,12 m, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV 2167.
(7) Huile sur toile, vers 1635, H. 2,66 x L. 2,07 m, Paris, musée du Louvre, inv. 1236.
(8) Dans le catalogue de l’exposition Visages du Grand Siècle. Le portrait français sous le règne de Louis XIV, Paris, Somogy, 1997.
(9) G. Glorieux, « “M. Stiémart, peintre et bon copiste” : ébauche d’un portrait de François Albert Stiémart (1680-1740) », La Valeur de l’art. Exposition, marche, critique et public au XVIIIe siècle, sous la dir. de J. Rasmussen, Paris, 2009, p. 161-183.
(10) Voir James-Sarazin, 2016, t. 1er, p. 627 pour un arbre généalogique complet des Noailles ou apparentés ayant été portraiturés par Rigaud.
(11) Huile sur toile, 1683, H. 1,39 x L. 1,04 m, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV 3583. Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° P.52, p. 31.
(12) Huile sur toile, 1684, H. 1,39 x L. 1,02 m, Caen, musée des Beaux-Arts, inv. 20. Voir James-Sarazin, 2016, t. 2, n° P.70, p. 35-36.